Auteur: Loris Rimaz
Disco Elysium est un jeu de rôle (RPG) narratif développé et édité par le studio estonien ZA/UM en 2019. Nous y incarnons Harry Du Bois, un détective alcoolique, toxicomane et amnésique chargé d’élucider le lynchage d’un garde armé dans un contexte de mobilisation ouvrière à Martinaise, un quartier du district de Jamrock dans la ville fictive de Revachol. Disco Elysium nous demande autant d’enquêter sur l’affaire « The Hanged Man » que sur le passé du protagoniste. Comme la plupart des RPGs, le jeu nous invite à investir des points d’expérience dans différentes compétences, appelées skills. Au contraire des RPGs « classiques », où elles influencent notre force physique, endurance, dextérité, charme ou intelligence, elles représentent dans Disco Elysium 24 voix qui habitent la tête de notre détective.
Investir des points dans une compétence se traduit, de manière prévisible, par l’augmentation de nos chances de réussite lors de tests de celle-ci,1 mais surtout par la présence accrue de la voix correspondante dans la tête d’Harry.2 Chaque skill a une personnalité qui lui est propre.3 Par exemple, Authority ne s’intéresse qu’aux jeux de pouvoir. Représenté par une figure masculine grave et couronnée de lauriers, dont la dureté est renforcée par son visage symétrique cadré en contre-plongée, il évalue en permanence le statut des personnes qui l’entourent et incite Harry à imposer son autorité, mais aussi à respecter ses supérieurs hiérarchiques. Poussé à l’extrême, il cherche à dominer les autres et encourage Harry à les menacer pour arriver à ses fins. Au-delà des interactions parfois farfelues que ce système de compétence rend possibles, il arrive que les voix décrivent une scène se déroulant ailleurs ou à un autre moment.
Dans les séquences les plus intenses, comme les plus contemplatives, les monologues intérieurs d’Harry superposent des images d’un autre espace-temps sur sa situation. Par exemple, dans une scène à l’humour noir foncé, Harry doit imposer son autorité face à un groupe d’ouvriers. Leur chef, un homme grand et robuste à la mâchoire rectangulaire, refuse catégoriquement de reconnaître son ascendance liée à son rôle de policier et se moque de lui. Authority incite alors Harry à menacer son interlocuteur de mettre fin à ses jours devant le groupe, en public. Au moment où Harry porte l’arme à sa bouche, Perception rappelle à Harry le goût du métal d’une rambarde sur laquelle il avait, enfant, collé sa langue en hiver. L’innocence de l’enfant qui se livre à ses pulsions se superpose à l’inconscience et à la nonchalance avec laquelle les lèvres d’Harry accueillent le canon froid d’un revolver. C’est précisément ce phénomène, la pluralité de ses modalités temporelles et spatiales, et ses effets esthétiques qui m’intéressent dans les paragraphes qui suivent. À travers l’analyse de certains dialogues, j’explore la notion de superposition issue des travaux de Jens Martin Gurr et inspirée de Walter Benjamin.
Palimpseste et superposition
Les concepts centraux de ce travail sont principalement issus de la lecture du philosophe Walter Benjamin par le professeur de littérature Jens Martin Gurr (Gurr 2015 ; 2021 ; 2023) et la docteure en littérature contemporaine Lena Mattheis (Mattheis et Gurr 2021). Gurr s’intéresse à la notion de palimpseste pour analyser la construction des villes dans la littérature. Si le palimpseste permet de concevoir les villes et, comme le suggère d’ailleurs le théoricien Gérard Genette (1982), les textes, comme construites en couches successives, il implique la présence de traces visibles des couches inférieures à la surface et ne prend pas en compte le rôle de la personne qui observe dans le processus de lecture (de l’environnement ou du texte). C’est pourquoi, en se basant sur le travail de Benjamin et son ouvrage The Arcades Project (2002), Gurr se tourne vers le concept de superposition.
La superposition est d’une association d’images chez la personne qui observe, incarnée dans la figure du flâneur. Benjamin estime que c’est en arpentant les rues que le flâneur, à travers le « phénomène de colportage de l’espace » (2002, p.418, [M1a, 3]), peut décrypter l’espace et succomber à la superposition. « Grâce à ce phénomène, » écrit Benjamin, « tout ce qui se passe potentiellement dans cette seule pièce est perçu simultanément. » (Ibid.) La superposition est un phénomène fondamentalement personnel qui peut survenir sans aucun indice. Gurr résume la différence entre le palimpseste et la superposition comme suit : « tandis qu’il serait attendu d’un palimpseste qu’il contienne des niveaux physiquement distincts au moins partiellement visibles, la notion de superposition permet une présence remémorée : ce qui importe c’est ce qu’un observateur connaît sur, se souvient de, ou associe à un site. » (2021, p.89, ses italiques, ma traduction)
Dans leur typologie des phénomènes de superposition, Mattheis et Gurr (2021) les classent dans un tableau croisé où nous retrouvons trois modalités temporelles (passé, présent, futur) et deux catégories spatiales (cospatial — une autre scène dans le même espace — et translocal — une scène dans un autre endroit). En d’autres termes, contrairement au palimpseste, la superposition ne se limite pas au passé du lieu où nous nous trouvons actuellement. Je vais donc analyser ce phénomène chez le détective Du Bois afin de mettre en lumière, d’une part, les modalités temporelles et spatiales de la superposition dans Disco Elysium et, d’autre part, son implication dans l’expérience esthétique des joueur·euse·s au travers des formes particulières qu’elle prend.
Un frisson, une vision
Je m’intéresse surtout à Shivers dans cet article, car il s’agit d’un skill particulier qui incarne la distinction entre palimpseste et superposition que Gurr souligne. Shivers « hérisse les poils sur [notre] nuque » et nous « connecte à la ville. »4 Il est aussi explicitement « un pouvoir surnaturel ; de vieilles erreurs se rejouent au présent, des scènes de la ville se déroulent sous vos yeux. » Investir des points d’expérience dans ce skill rend Harry plus sensible aux courants d’air qui parcourent Revachol et, de fait, plus susceptible à la superposition.
Le vidéaste et essayiste Jacob Geller (2021) oppose Shivers à Encyclopedia, un skill qui, comme son nom l’indique, offre une vaste connaissance encyclopédique sur la ville de Revachol et le monde de Disco Elysium. Si Shivers est une perception surnaturelle d’autres espaces ou d’autres temps qui se superposent à la scène actuelle — pour Geller, une voix qui parle en « mémoire spatiale » (Geller 2021, 6:22-6:24, ma traduction) —, Encyclopedia est la connaissance de l’histoire du monde, la compréhension des strates temporelles du palimpseste urbain.
Pour s’en convaincre, comparons les deux voix à travers deux scènes où elles jouent un rôle central. Après la séquence introductive dans le Whirling-in-Rags, Harry, maintenant accompagné de Kim Kitsuragi, un détective d’une autre circonscription présent pour aider Harry dans son enquête, sort sous une pluie de mars qui s’abat sur le quartier portuaire de Martinaise. C’est notre première vision du monde extérieur. Une mélodie mélancolique jouée aux cuivres retentit. Dans sa confusion alcoolisée de la veille, Harry a perdu sa veste. Il est donc trempé à peine sorti de l’auberge. Un frisson le parcourt alors, représenté dans ce cas pour les joueur·euse·s par une petite bulle rose qui apparaît au-dessus de sa tête. En interagissant avec elle, Harry s’immobilise, la caméra recule et offre un plan large sur les alentours. Shivers commence à parler :
« SHIVERS – All around you, rain falls on the great city of Revachol. Rain drips from the eaves and floods the gutters, washing the filth away.
[Vérification des vêtements portés.5 Nous pourrions également chasser le frisson et ainsi terminer la pensée.]
SHIVERS – The spring thaw must be here. The snow is melting…
YOU – What am I doing?
SHIVERS – Looking up at the sky, cold water dripping from your hair.
[Possibilité de chasser le frisson et terminer la pensée.]
YOU – What do I see?
SHIVERS – Grey sky like great battleships, clouds colliding with one another. Rain falls down on the world.
YOU – How does it feel?
[Nouvelle vérification des vêtements portés. Le plus probable est qu’Harry ne porte pas de veste de pluie.]
SHIVERS – Your shirt sticks to your chest. The shoulders of your disco blazer grow heavy. The cold finds its way in under your skin. You shiver, and the city shivers with you. » (Mes italiques)
Shivers est un frisson qui s’empare d’Harry et Revachol ; le détective Du Bois et la ville, assaillis par la pluie froide de fin d’hiver, tremblent à l’unisson. La description de Shivers en anglais (« tune in to the city ») utilise le terme « tune in », que nous avons traduit plus haut comme « se connecter » à la ville, mais une autre traduction de « tune in » serait « syntoniser » (harmoniser les fréquences). Ainsi, Shivers consiste littéralement à syntoniser Harry avec la ville ; le détective Du Bois tremble au rythme de Revachol. Les deux entrent en résonance et Harry perçoit ainsi des scènes passées, présentes et futures, proches et distantes, de la ville. Après ce dialogue, Harry peut projeter sa perception de la ville aux quatre points cardinaux. En demandant ce qui se trouve au Sud, Shivers décrit un paysage urbain surplombé d’une autoroute. Il termine :
« SHIVERS – […] The snows melt in Jamrock.
YOU – What is Jamrock?
SHIVERS – Revachol is the capital of the world. Jamrock is the capital of Revachol. Droplets form on your eyelashes.
INLAND EMPIRE [Littéralement ‘For Intérieur’, il s’agit d’une autre voix prône à la superposition] – It’s home.
[Choix de dialogues parmi : ‘Where do I live?’, ‘Why am I not there?’, ‘Where the hood, where the hood, where the hood at?’]
YOU – Where do I live?
SHIVERS – On a street there that flows like a muddy river in the snow, with fire traps rising on either side. A film rental opens its doors to the rain, an armoured motor carriage rushes past the corner where you used to walk together… Suddenly, the hair on your back rises.
SHIVERS [(dans une voix féminine)] – YOU CANNOT RETURN. »
L’échange offre de nombreuses occasions à Shivers et à d’autres voix de peindre une image d’ailleurs ou d’un autre temps. Par exemple, en regardant plus loin au Sud, « Shivers » décrit la circonscription 41, la station de police de laquelle vient Harry. À ce moment, « Esprit de Corps », une voix liée à son métier de policier, dit : « L’officière de Patrouille Judit Minot se tient devant l’auvent surplombant l’entrée, peinant à ouvrir son grand parapluie noir. » Harry perçoit la vie urbaine avec empathie et la ville tout entière répond à son frisson.
Shivers rappelle à Harry le coin de rue où « [nous] marchions ensemble » avant de prolonger le frisson dans sa colonne vertébrale. La voix change, une femme, toujours sous le nom de Shivers, nous annonce que nous ne pouvons pas y retourner. Le court aperçu du passé qu’a permis le frisson est éphémère, la voix féminine de Shivers, sur laquelle je reviens en détail plus bas, rappelle à Harry l’absence de la personne avec laquelle il marchait et l’impossibilité de la retrouver ; le détective Du Bois peut retourner à son domicile, mais il ne peut pas retourner dans le passé.
Encyclopedia a moins de moments marquants, mais est plus présent dans la tête d’Harry que Shivers.6 Il s’avère que cette voix préfère rebondir sur des concepts ou des objets que le détective Du Bois rencontre avec des informations culturelles ou historiques. D’ailleurs, sa description annonce qu’à haut niveau, Encyclopedia « partage [une] richesse de connaissances à un degré presque écrasant — quand bien même il pourrait [nous] amener à des avancées cruciales, il [nous] encombrera plus souvent l’esprit avec des détails inutiles. » Un des rares moments dédiés à Encyclopedia a lieu auprès de la statue du Roi Filippe III, à côté du Whirling-in-Rags. Après avoir lu la plaque indiquant le nom de la personne représentée, Harry se demande ce que ce Roi a fait, ce qui lance le dialogue suivant avec Encyclopedia :
« ENCYCLOPEDIA – Even by the standards of the Filippian kings, Old Sumptuous Filippe was known for his profligacy.
YOU – In what way?
ENCYCLOPEDIA – Well, he blew through the whole national treasury, starting the decline of one of the penultimate century’s greatest superpowers: the Suzerain of Revachol…
His own maladministration foreshadowed the fall of the monarchy during the Antecentennial Revolution, an end to his family line and the monarchy on the Insulindian isola.
[Deux choix s’offrent à nous ici : ‘How did he manage to blow through *the entire national treasury*?’ et ‘Fair enough, I have other questions. (Stop the knowledge from pouring in.)’]
YOU – How did he manage to blow through *the entire national treasury*?
ENCYCLOPEDIA – Stories have it that he had his bedroom converted into a treasure chamber where he stored unfathomable wealth: *krugerrands*, bars of gold, ornate weaponry, armour, and various chalices.
He called it the *Sol Aurum*. It was obscene. There were whispers he slept on a huge pile of gold-dipped feathers like some obese dragon, instead of a bed like a normal person. »
Il y a deux éléments à noter ici. Premièrement, les informations présentées sont denses, comme le suggère le choix « (Empêcher l’afflux de connaissance.) », et énoncées dans un style plus direct que Shivers. Là où ce dernier décrit poétiquement les scènes en appuyant sur les sensations, Encyclopedia est plus désinvolte et concis. Deuxièmement, Encyclopedia est surtout intéressé par les anecdotes, qu’il partage comme avec un ami autour d’un verre, et, par extension, par le passé. La superposition qu’il propose ne dépasse pas un cadre factuel sur l’histoire ou la culture d’un lieu ou d’une personne. De plus, il dépend de la présence de traces, qu’elles soient perçues visuellement ou auditivement, pour intervenir. Jamais Encyclopedia n’interviendra indépendamment d’un objet ou d’un concept sur lequel il peut fournir des informations. En ce sens, il ne répond qu’aux palimpsestes urbains de Revachol et culturels du monde de Disco Elysium.
Pour Geller, la « différence entre Encyclopedia et Shivers, ces deux façons de connaître la ville, est la différence entre un historien qui a étudié New York pendant des décennies, et un conducteur de taxi qui a conduit dans ses rues pendant la même durée. [Ce dernier] comprendrait la ville moins comme une série d’événements et plus comme un système sanguin. » (2021, 8:05-8:38, ma traduction) Une telle opposition des deux skills de la sorte ne rend pas forcément compte du dialogue possible entre les deux perspectives. Certaines disciplines, comme l’histoire culturelle, visent à combiner les faits et l’expérience subjective à travers, par exemple, du témoignage, afin de peindre un tableau plus complet. Dans Disco Elysium, il arrive qu’Encyclopedia et Shivers participent à la même discussion. Par exemple, vers la fin de la séquence où Harry observe la statue du Roi Filippe III, il se demande où le souverain est enterré :
« ENCYCLOPEDIA – Beneath the cold waters of the Insulindian Bay, thrown there by the revolutionaries after they cleaned out the royal mausoleum.
SHIVERS – A group of marble pleurants still surrounds the king’s vandalized tomb… A deathly cold wind sweeps up candy wrappers and old newspapers. »
Ce moment superpose deux images distinctes à la scène. D’abord, Encyclopedia, dans un rare instant où une forme d’émotion se dessine à travers la mention de la température de l’eau, invoque l’image de la sépulture déchue du Roi par-dessus sa statue le glorifiant. Ensuite, Shivers, tel un écho distant, répond à Encyclopedia en surimposant l’image de la tombe royale vandalisée vide où des pleurants en marbre — statues mortuaires de personnages pleurant le défunt — pleurent une tombe vide. Le sentiment d’absence est accentué par l’image du vent soulevant des déchets dans un espace. Le croisement des deux perspectives peint un tableau riche, une image dialectique — définie par Benjamin comme « une image qui émerge soudainement, en un instant » (p.473, [N9, 7], ma traduction) durant lequel « l’historien s’adonne […] à la tâche d’interprétation des rêves » (p.464, [N4, 1], ma traduction) —, qui accentue à la fois la dimension historique et l’expérience esthétique. La statue devient l’incarnation de ce dialogue.
Les strates historiques de Revachol en tant que palimpseste, à travers le regard détaché d’Encyclopedia, n’apportent que rarement la nuance et l’expérience esthétique que la connaissance plus sensible de Shivers — et d’autres voix, par ailleurs — propose. Encyclopedia reste coincé dans le palimpseste, figé dans les faits qui précèdent le moment présent, dans un passé souvent lointain. Shivers permet d’en apprendre plus sur la vie de ville en ne se cantonnant pas au passé et en se détachant du fardeau de la trace attendue du palimpseste. L’enchaînement et le mélange d’images d’Encyclopedia et de Shivers crée un dialogue qui renforce les deux perspectives. L’abandon du présent trouve son origine dans le passé ; le passé, par le vide qu’il laisse dans le présent, subsiste et est rendu tangible.
L’aura de la ville
Pour saisir l’importance de la superposition, je m’arrête sur Shivers spécifiquement, car si Encyclopedia incarne le concept de palimpseste par sa dépendance à la trace, alors Shivers n’est autre que l’incarnation de la superposition et, littéralement, de l’aura de la ville. La trace et l’aura sont deux notions opposées que Benjamin définit comme suit :
« Trace et aura. La trace, c’est l’apparence d’une proximité, aussi éloignée soit la chose qui l’a laissé dernière elle. L’aura, c’est l’apparence d’une distance, aussi proche soit la chose qui l’appelle. Dans la trace, nous prenons possession de la chose ; dans l’aura, la chose prend possession de nous. »
Benjamin (2002), p.447 ([M16a, 4])
Le fait que cette définition se situe dans la section « M » dédiée à la figure du flâneur de The Arcades Project (2002), suggère que l’aura de la chose, en l’occurrence la ville, ne peut être saisie que par le regard curieux de celui ou celle qui y déambule.
De plus, ces deux concepts laissent transparaître la distinction entre palimpseste et superposition. La trace nous donne l’impression d’être proches de la chose, car elle a laissé quelque chose de tangible ; Encyclopedia crée ce rapprochement en s’agrippant aux traces laissées à la surface des palimpsestes urbains et culturels pour en extraire la connaissance. À l’inverse, l’aura ne saurait nous laisser posséder la chose, elle reste intangible même si elle se trouve à côté de nous ; Shivers fonctionne en harmonie avec la ville, le frisson fait vibrer Harry au rythme de Revachol qui le possède l’espace d’un instant et le laisse entrevoir le tableau d’un autre espace-temps. C’est déjà ce qui se produit dans l’exemple plus haut : dans un moment où l’émotion submerge Harry, le frisson s’accentue, descend le long de son échine, et la ville s’adresse à lui directement avec une voix féminine.
Une autre scène, plus marquante, prouve que l’aura de Revachol apparaît à travers Shivers. Elle est compliquée à débloquer : il faut d’abord percer le secret d’une église abandonnée et aider une bande de jeunes fans de musique électronique expérimentale à fonder un club dans celle-ci. Harry se met à danser frénétiquement au rythme du son projeté par les enceintes. S’il parvient à encourager tous les autres personnages à danser, il tente de « briser les limites. » La caméra se détache alors progressivement de l’action et se dirige vers la charpente de l’église, la lumière et le son disparaissent. Dans ce noir profond et silencieux, Shivers prend la parole :
« SHIVERS [(dans une voix féminine)] – I AM LA REVACHOLIÈRE.
I AM THE CITY.
YOU – What do you mean, *you are the city*?
SHIVERS – I AM A FRAGMENT OF THE WORLD SPIRIT, THE GENIUS LOCI OF REVACHOL.
MY HEART IS THE WIND CORRIDOR. THE BOTTOM OF MY AIR IS RED. I HAVE A HUNDRED THOUSAND LUMINOUS ARMS.
COME MORNING, I CARRY INDUSTRIAL DUST AND LET IT SETTLE ON TREE LEAVES. I SHAKE THE DUST FROM THOSE LEAVES AND ONTO YOUR COAT.
I’VE SEEN YOU, I’VE SEEN YOU! I’VE SEEN YOU WITH HER — AND I’VE SEEN YOU WITHOUT HER. I’VE SEEN YOU ON THE CRESCENT OF THE HILL.
YOU – How are you talking to me?
SHIVERS – THE MODULATIONS OF MY VOICE ARE NOTED DOWN WITH THERMOMETERS AND BAROMETERS. YOU FEEL ME IN YOUR NOSTRILS, ON THE LITTLE HAIRS ON THE BACK OF YOUR NECK.
I ALSO RESIDE IN YOUR LUNGS AND VESTIGIAL ORGANS. EVERYWHERE THERE IS SPACE.
REACTION SPEED – She’s speaking fast because she is afraid.
YOU – What are you afraid of?
SHIVERS – DEATH — IT IS TERRIFYING. I NEED YOU TO PROTECT ME FROM DEATH. I CANNOT PERISH. LOOK AT ME. I CANNOT END.
IN 22 YEARS, THE FIRST SHOT WILL BE FIRED. NOT A SHOT FROM A GUN — AN ATOMIC DEVICE THAT WILL LEVEL ALL OF ME. ALL OF ME.
[Choix de dialogue : ‘But… what can I do about it?’, ‘I won’t live that long.’ ou ‘I knew it. I knew the end of the world was coming!’]
YOU – But… what can I do about it?
SHIVERS – YOU ARE AN OFFICER OF THE CITIZENS MILITIA. YOU MOVE THROUGH MY STREETS FREELY IN MOTOR CARRIAGES AND ON FOOT. YOU HAVE ACCESS TO THE HIDDEN PLACES. YOU ALSO CIRCULATE AMONG THOSE WHO ARE HIDDEN.
I NEED YOU. YOU CAN KEEP ME ON THIS EARTH. BE VIGILANT. I LOVE YOU.
SHIVERS – An officer of the RCM is lying on the floor of a small church with his eyes rolled back and his tongue lolling out. Several others are standing around him. He slowly comes to. »
Dans ce processus de syntonisation, amplifié par la révélation du mystère de l’église et la frénésie des corps qui dansent au rythme de la musique, le frisson est si fort que l’esprit d’Harry est court-circuité par l’aura de Revachol, qui répond en harmonie et envahit le détective tout entier. L’aura Revachol précise qu’elle possède « cent mille bras lumineux », qu’elle « réside […] dans [ses] poumons et [ses] organes vestigiaux. Partout où il y a de l’espace. » Elle est partout, mais elle ne se montre qu’à Harry dans ces instants où le frisson prend le dessus. Ainsi, Harry, par son rôle de détective associé à celui du flâneur7 accède à l’aura de la ville à travers Shivers. Il circule parmi les foules cachées. Il explore les recoins invisibles de Revachol. Il est à l’écoute de la ville et elle résonne en lui
L’aura de Revachol termine sur ces mots : « Soit vigilant. Je t’aime. » Cela peut sembler étrange, mais le passé d’Harry, qui serait trop long à raconter dans cet article, montre clairement qu’il trouve dans Revachol un substitut aux êtres chers qu’il n’a pas su protéger ou garder auprès de lui. Dans une certaine mesure, ce passage peut être lu comme de la pure projection de ses sentiments par rapport à la ville à laquelle il se rattache, car il n’aurait plus rien sans elle. Dans tous les cas, Shivers démontre son lien intime avec la ville, sa compréhension sensible de la vie urbaine et sa capacité d’empathie pour le monde qui lui permettent in fine d’accéder à l’aura de Revachol.
Conclusion
Mattheis et Gurr concluent l’introduction de leur typologie sur ces mots : « un texte peut dès lors très efficacement produire la même superposition qu’un espace urbain peut générer et nous permet de commenter sur l’expérience du promeneur et du lecteur. » (Mattheis et Gurr 2021, p.8, ma traduction) Ce qui me plait dans cette proposition, c’est que le jeu vidéo me semble être le candidat idéal pour combiner ces deux perspectives ; promeneur·euse, car nous percevons et naviguons l’espace, nous avons une certaine agentivité à l’instar de la personne qui déambule oisivement dans les rues ; lecteur·ice, car nous lisons l’œuvre qui est devant nous. Ces deux perspectives se croisent parfaitement dans Disco Elysium et, j’aurais tendance à croire, nous rendent plus sensibles à la superposition dans nos vies de tous les jours.
Car je vois dans Shivers et la façon qu’a Disco Elysium de mettre en scène la superposition une vérité universelle. Shivers rend Harry sensible au monde qui l’entoure ; le vent emporte avec lui les souvenirs et les espoirs de Revachol et Harry les perçoit dans les instants où l’air froid s’infiltre sous sa veste et effleure sa peau. Cette sensibilité accrue aux voix de la ville surimpose des images d’un autre espace-temps sur la scène en cours. Shivers m’évoque la désinvolture et la contemplation dont font preuves les personnages de Haruki Murakami. Il me rappelle le protagoniste du roman Trois Chevaux d’Erri De Luca, un Italien autour de la cinquantaine qui, à l’instar d’Harry avec Shivers, replonge dans ses souvenirs d’Argentine en entendant une voix — celle de Làila, la femme qu’il fréquente.
Ce que je lis dans la façon qu’ont Disco Elysium et ces textes de créer des effets de superposition, c’est qu’il n’appartient qu’à nous de prendre le temps d’apprécier une déambulation oisive dans les rues de nos villes, de nous attarder sur les détails d’un tableau, ou de lire, dans un texte, ce que notre esprit interprète. Aborder le monde avec le regard curieux du flâneur, avec l’esprit ouvert vers l’extérieur, c’est accepter de l’accueillir à l’intérieur, de succomber à la superposition et de le laisser nous posséder, ne serait-ce qu’un instant. C’est cette subtilité dans l’expérience sensible de l’espace et du temps que Shivers, et plus généralement Disco Elysium, capture si bien à mes yeux.
Notes
1 Chaque test dit « actif » consiste en un lancer de deux dés à six faces. Un score de deux est un échec immédiat. Un score de douze est une réussite immédiate. Dans les autres cas, le total est calculé comme suit : score du lancer, plus les points investis dans le skill, plus d’éventuels modificateurs. Si le total est égal ou supérieur à la valeur à atteindre, le test est réussi. Dans le cas contraire, c’est un échec.
2 En fait, chaque intervention d’une voix dans la tête d’harry est un test dit « passif ». Dans l’arbre de dialogue, certains nœuds testent la valeur actuelle d’un skill ; un test a lieu automatiquement durant la conversation et si le seuil est atteint, un dialogue supplémentaire énoncé par la voix en question est affiché et la rend, in fine, plus présente dans la tête du détective.
3 Chaque skill est représenté par un portrait plus ou moins abstrait. Il est important de noter que toutes les voix sont masculines et seront donc référées au masculin. De plus, chacun d’entre eux sera référé par son nom anglais comme s’il s’agissait d’un personnage (e.g. Authority, Perception, Shivers, Encyclopedia, Esprit de Corps, etc.)
4 J’ai traduit les textes du jeu que je cite dans le corps du texte. Les citations en bloc sont laissées en anglais.
5 S’habiller contre la pluie, le vent et le froid agit comme un malus aux tests de « Shivers ».
6 Il y a 413 tests passifs pour « Encyclopedia » contre seulement 314 pour « Shivers ». En d’autres termes, « Encyclopedia » intervient plus souvent dans la tête du détective Du Bois durant ses échanges que « Shivers ».
7 « Preformed in the figure of the flâneur is that of the detective. » (Benjamin 2002, p.442, [M13a, 2]) Il faut souligner que cette association dépasse Benjamin puisque le jeu caractérise Harry comme quelqu’un de fondamentalement curieux et intéressé.
Bibliographie
- Benjamin, W. (2002). The arcades project (H. Eiland & K. MacLaughlin, Éds.; First Harvard University Press paperback edition). The Belknap Press of Harvard University Press.
- Benjamin, W. (2013). L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (F. Joly & A. de Baecque, Trad.). Éd. Payot & Rivages.
- Dillon, S. (2007). The palimpsest : Literature, criticism, theory. Continuum.
- Geller, J. (2021). Searching for Disco Elysium [YouTube]. https://www.youtube.com/watch?v=Md5PTWBuGpg
- Genette, G. (1982). Palimpsestes. La littérature au second degré. Seuil.
- Gurr, J. M. (2015). The Modernist Poetics of Urban Memory and the Structural Analogies between ‘City’ and ‘Text’ : The Waste Land and Benjamin’s Arcades Project. In K. Freitag (Éd.), Recovery and Transgression : Memory in American Poetry (p. 21‑37). Cambridge Scholars Publishing.
- Gurr, J. M. (2021). Charting literary urban studies : Texts as models of and for the city. Routledge, Taylor & Francis group.
- Gurr, J. M. (2023). Palimpsest. In L. Ameel (Éd.), The Routledge companion to literary urban studies (p. 72‑86). Routledge, Taylor & Francis Group.
- Mattheis, L., & Gurr, J. M. (2021). Superpositions : A Typology of Spatiotemporal Layerings in Buried Cities. Literary geographies, 7(1), 5‑22.