Jeux vidéo et sécurité, ne pas se tromper de cible

Cet article est paru dans une version raccourcie dans les pages de la revue suisse Forum Sécurité (n°1, mai 2021). Il est co-signé par Loïse Bilat, David Javet, Selim Krichane, Isaac Pante et Yannick Rochat.

Appréciés par une majorité de la population, les jeux vidéo comptent aujourd’hui au nombre des médias de masse dont l’importance dans notre société ne fait que s'accroître. Autrefois confinés à des usages restreints et à des segments précis de la population, le jeu vidéo et les mécaniques qu'il mobilise concernent désormais l'éducation, la sociabilité et informe des enjeux culturels comme sécuritaires.
A family playing the Swiss game Unrailed! at the Youth Olympics in Lausanne, 2020.
Picture by Wuthrer.

Polymorphes, les jeux vidéo se déclinent sous de nombreuses formes et rassemblent des usages de plus en plus diversifiés : on y joue seul·e, à plusieurs, avec des personnes sur le même canapé ou dans un appartement à l’autre bout du monde. Le coût d’entrée pour chacune de ces formes est sujet à d’importantes variations : un simulateur de vol nécessitera une machine surpuissante tandis que le scrabble ou les sudokus se « contentent » des capacités de calcul d’un smartphone. Le spectre des motivations à jouer est tout aussi large, allant de la recherche de sensations fortes au désir d’acquérir de nouvelles connaissances, en passant par l’envie de passer le temps et de socialiser. Si le rapport 2019 de l’OFS sur les pratiques culturelles montre que les hommes jouent un peu plus que les femmes (respectivement 61% et 50%) et que les jeunes restent nombreux et nombreuses (85% des 15-29 ans), il montre également que près de 40% des personnes âgées de 60 à 74 ans s’y adonnent. C’est dire à quel point le jeu vidéo n’est plus confiné à un public de niche et requiert une prise en considération transversale.

Fortement médiatisé à ses débuts, le lien fantasmé entre violence et jeu vidéo a été déconstruit à plusieurs reprises par de nombreuses années de recherche scientifique de qualité (voir par exemple l’étude de P. Markey et al. parue en 2014 dans la revue Psychology of Popular Media Culture). Souvent surexposée dans le débat public, cette hypothèse de la violence induite occulte d’autres enjeux sécuritaires de premier plan, comme les interfaces truquées (dark patterns) ou l’exploitation indue des données personnelles. En effet, les communautés de pratique sont parfois exposées à des situations problématiques, sans être conscientes des risques qu’elles encourent. La promotion de bonnes pratiques (« good guidance ») au travers de la médiation, du débat public et de la formation est dès lors essentielle. Les jeux vidéo peuvent en effet contribuer à cet effort, y compris dans le domaine de la cybersécurité.

Fondé en 2016, le GameLab UNIL-EPFL a été particulièrement sollicité sur le champ de la médiation ces dernières années. Ces demandes témoignent de besoins croissants, tant chez le grand public que chez les spécialistes de diverses disciplines, notamment pour la mise en place d’espaces dédiés à une discussion informée sur la pratique du jeu vidéo comme sur ses potentiels effets psychologiques. Dans l’industrie mondiale du jeu vidéo, certains acteurs n’hésitent pas à faire primer les intérêts économiques sur la santé mentale et financière des usagers et mettent sur le marché des productions construites autour de mécaniques addictives destinées à capter les ressources attentionnelles et économiques de celles et ceux qui les consomment. Sensibles à cette thématique, les instances fédérales ont initié un chantier parlementaire sur ces questions au travers de l’écriture d’une loi fédérale sur la protection des mineurs en matière de films et de jeux vidéo (LPMFJ), une tâche immense au vu de la diversité des pratiques et des usages. Rappelons que l’accès aux jeux s’est grandement dématérialisé au profit d’une connectivité accrue. Même sur consoles, le téléchargement des jeux a pris le pas il y a près de dix ans sur l’achat de jeux en magasin. Les pratiques de jeu connectées génèrent leur propre lot d’enjeux de sécurité et de protection des données privées, qui doivent être prises en compte par les joueuses et les joueurs, ou par les personnes responsables dans le cas des mineurs. Le jeu en ligne repose sur un dispositif technique qui confère à un tiers industriel un regard omniscient sur la pratique de celles et ceux qui s’y adonnent (habitudes de jeu, de dépenses, rythme et teneur des échanges avec d’autres joueurs ou joueuses, etc.). Autant d’informations sujettes à marchandage et appelant à une protection législative.

Les coffres à butin : un enjeu de sécurité prioritaire

A l’heure actuelle, l’industrie du jeu vidéo est tenue de renseigner consommatrices et consommateurs sur les contenus qu’elle propose au public, au travers d’une signalétique ad hoc (le système PEGI). Depuis plus de quinze ans, les produits commercialisés sont donc assortis d’une classification par âge, ainsi que d’un lot de pictogrammes renseignant sur des représentations de thématiques sensibles (violence, mais aussi drogues, blasphème, sexualité, etc.). Cette signalétique, entièrement vouée à la « représentation », ne documente cependant pas les mécaniques ludiques elles-mêmes, dont la toxicité est sans doute supérieure. Avec la généralisation progressive des supports numériques portables (smartphones, tablettes, etc.), de nouvelles pratiques se sont développées, à commencer par les micro-transactions (des achats effectués au sein même du jeu). Largement démocratisées ces dernières années, favorisées par un contexte de connectivité et de portabilité des plateformes, les pratiques commerciales ont ainsi mené de nombreux jeux à proposer des formes détournées de loteries : à la manière des célèbres vignettes Panini présentant des joueurs de football acquis aléatoirement, certains jeux vidéo intègrent des tirages au sort contre paiement. Inquiète de l’ampleur du phénomène, la Belgique n’a pas hésité à assimiler ce procédé à celui des jeux de hasard et d’argent et en interdit désormais la diffusion sur son territoire.

Il est aujourd’hui courant que des studios de développement de jeux vidéo fassent appel à des mécanismes psychologiques raffinés pour aller au-delà de la simple expérience de jeu et maximiser l’investissement financier des joueurs et joueuses, quitte à favoriser des comportements compulsifs. C’est le modèle économique de nombreux jeux gratuits disponibles sur les magasins en ligne d’Apple ou de Google, parfois doublés par des publicités fréquentes et invasives. Ces techniques commerciales gagneraient à être davantage documentées et réglementées quand elles s’adressent aux adultes, et devraient certainement être prohibées lorsqu’elles touchent les plus jeunes.

Promouvoir le dialogue dans l’espace public

Dans l’attente d’une législation complète en Suisse à même de protéger la population des méthodes insidieuses employées par certains acteurs économiques, il est essentiel d’aller sur le terrain, à la rencontre des publics du jeu vidéo, pour y mener des actions de sensibilisation. En offrant un accès direct à la population, les lieux publics dédiés à la médiation et l’ensemble des partenaires culturels offrent de belles occasions de relayer les richesses, mais aussi les risques d’appauvrissement inhérents à certaines productions. Lorsque cette pratique numérique est traitée dans des événements non spécifiquement dédiés au jeu vidéo, les questions de l’addiction, des rencontres en ligne et de l’argent occupent souvent le devant de la scène, en particulier du côté des responsables de mineurs. Dans ce cadre, on gagnera toujours à rappeler que les règles de sécurité (et les risques) relatifs aux interactions avec des inconnus sont les mêmes que dans l’espace public et à clarifier en particulier le caractère privé de certaines informations, ainsi qu’à sensibiliser aux conséquences possibles d’un dévoilement de ses identifiants numériques (pseudonyme, mot de passe, adresse mail, etc.). 

Les festivals et autres événements culturels donnent l’occasion de doubler ces mises en garde d’une véritable appropriation bénéfique du médium. C’est le cas du Numerik Games Festival, qui propose dans un même espace une sélection de jeux vidéo suisses et des conférences sur la cybersécurité. Les ateliers de création de jeux vidéo menés avec des acteurs et actrices de l’industrie locale, comme ceux organisés à l’Espace Arlaud lors des Jeux Olympiques de la Jeunesse (JOJ) Lausanne 2020, ont ainsi offert des occasions privilégiées de comprendre les dessous d’un jeu, ainsi que la complexité des interactions à l’oeuvre (notamment en termes d’échanges de données) entre les individus et le dispositif informatique. Approché sous son angle génétique, mécanique et technique, le jeu vidéo quitte le simple objet de consommation, pour devenir un terrain d’expression et de création sujet à un regard critique et participatif. Le succès de la Noetic Academy à Fribourg, qui forme des jeunes désireux de se perfectionner dans la pratique du sport électronique (esport), témoigne de la demande grandissante, notamment de la part des parents, pour des structures d’encadrement à même de transmettre les vertus positives du sport d’équipe (fair-play, coopération, entraide) au travers du jeu vidéo.

La sécurité en jeu

Les considérations qui précèdent ne doivent pas occulter le fait que la très grande majorité des œuvres vidéoludiques sont produites de manière responsable : œuvres d’art à part entière, bon nombre de productions contemporaines doivent leur succès à une appropriation réussie de nombreux héritages culturels. Derrière les œuvres qui marquent une génération de joueuses et de joueurs, se cache souvent une intégration organique des mécaniques interactives du jeu vidéo avec les acquis de la littérature, du cinéma et de la musique.

Est-ce à dire que le jeu vidéo pourrait, lui aussi, former à ses propres mésusages et nous permettre d’explorer ses dérives, notamment dans le domaine de la sécurité ? Assurément. Puisque que l’espace nous manque pour en dresser l’inventaire, mentionnons deux exemples suisses : Datak (RTS / DNA Studios, 2016) et ENTER – IT Security Game (Blindflug Studios, 2017). Tous deux entendent éduquer à la protection des données personnelles, des démarches saluées qui ont trouvé le chemin des classes. Preuve supplémentaire que le jeu vidéo est un médium comme un autre, capable parfois du pire et, le plus souvent, du meilleur.